De Tahrir à....


Un ami m'envoie des nouvelles de Moscou, qu'il m'a autorisé à publier sur ce blog. 
je n'ai guère donné de nouvelles ces temps derniers. C'est généralement parce qu'il ne se passe rien, tout le contraire cette fois ci. Je voulais laisser décanter un peu les événements, ne pas dire trop de bêtise, je ne suis pas un journaliste après tout...
Il est certainement très difficile à la france du blabla de se figurer ce qu'est la politique en Russie. La génération 90 a du survivre à une révolution totale de ses valeurs, de son mode de vie, de ses moeurs même. Elle a tout perdu, a pratiquement crevé de faim, n'a rien compris, sauf qu'il ne fallait pas cesser de fermer sa gueule. Elle ne s'est occupée que de nourrir et d'éduquer au mieux ses enfants quand tout le reste partait à vau-l'eau.
Quant au pouvoir, il s'est adapté sans coup férir aux nouvelles règles. Ils a distribué les prébendes à ses copains et l'esquisse démocratique des chaotiques années Eltsine a vite été effacée par un retour à l'éternel système russe. Qu'il s'appelle tsariste, communiste ou poutinien, globalement, c'est le même empire, le même mépris de l'individu, une économie également captive, oligarques, fonctionnaires tout puissants et mafia, tous plus ou moins les mêmes. On a juste perdu en route le peu qui valait la peine en URSS.
Les enfants de la génération suivante ressemblent beaucoup à des Occidentaux. Ils savent l'économie de marché, Dolce Gabbana et starbucks, ils se nourrissent de sushi, passent leurs vacances à Courchevel et à Sharm el Sheikh. La chute de l'URSS a perdu leurs parents, ils se souviennent de l'immense désarroi mais eux-mêmes n'ont rien sû mettre à la place ni combler le grand vide. Ils forment aujourd'hui une classe moyenne d'apparence frivole, sans idéaux  ni confiance en rien ni personne, surtout sans perspective ni espoir malgré leur intelligence et leur énergie. Beaucoup ont immigré, beaucoup songent à le faire malgré leur attachement viscéral au pays.
Pendant des années, je n'ai jamais entendu parler politique en Russie. Quelques conversations "de cuisine", c'est à dire discrètes et privée, héritage des prudentes époques staliniennes. Critiquer le pouvoir n'est traditionnellement pas correct, blaguer le chef de l'état est vite choquant, cela ne se fait pas, outre que ça peut s'avérer dangereux. De toutes manières à quoi bon puisque l'on sait que tout est verrouillé, qu'aucun changement n'est possible dans les hautes sphères comme dans les basses, que les élections sont jouées d'avances. L'individu ne compte pas en Russie donc le vote, donc la démocratie, fictive.
Alors, que s'est il passé samedi dernier ?
Les enfants de la génération 90 ont aujourd'hui 25 ans. Internet leur a ouvert des portes, leurs voyages leur ont montré d'autres modèles. Ils ont au fond d'eux la nostalgie des années 70 en Union Soviétique, celle que leurs parents leur ont décrite comme idéale pour son absence d'égoisme, son innocence, son égalité. Ils ne sont pas naïfs pour autant et tiennent à leur appartenance au monde civilisé et développé. Ils sont venus avec anxiété et réticence à une manif de laquelle ils n'attendaient rien, la première de leur vie. Ils y ont trouvé et reconnu cette atmosphère bon enfant dont leurs parents leur avaient parlé, une fête, les merguez en moins, internet en plus, des gens au coude à coude, aimables, souriants, des enfants et des vieux, des jeunes mariés même. Le plus étonnant c'est que le pouvoir n'a pas tiré dans le tas ni capturé tout le monde. Aurait-il peur ?
Et tout d'un coup, depuis cette kermesse, tous les Moscovites ne parlent que de politique ! Sans perdre de leur pragmatisme, calmement, sagement. Je suis étonné de leur maturité. Ils savent que seules les actions comptent, que les jeux sont serrés et surtout qu'ils n'ont que leur ras-le-bol, rien à proposer à la place, aucune personnalité fiable pour les mener. Il ne faudra certes pas une révolution dont personne ne veut, dont tout le monde sait bien quel massacre elle ferait dans un pays rude comme la Russie. Il faut seulement du temps. Si les Russes n'ont pour les aider aucune tradition démocratique (et je ne sais pas si ça aide), en revanche ils apprennent vite... car ils sont lents à s'émouvoir mais une fois lancés... L'élan ne retombera pas comme ça, au moins jusqu'en mars, malgré l'hiver. Après, Poutine sera tsar pour 5 nouvelles années, cela laissera le temps d'apprendre encore, de faire surgir des oppositions et des têtes sans casserole, de mûrir et de s'organiser.
Une petite carte postale pour finir. Une de mes élèves y était (comme beaucoup). Elle bosse dans une société de partenariat musique classique/média. Lors de la manif, ils ont installé un quatuor à corde sur un balcon dominant la foule. Là, dans la neige et les slogans, en frac, ils ont joué du Shostakovitch. Comme aux heures héroïques du siège de Léningrad. Il n'y a que des Russes pour inventer ça !!!
Salut et fraternité, je vous envoie la neige mais on se garde la révolution pour plus tard.
Stephane

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