Le désastre de Port Said

Le nombre de victimes dénombrées suite aux graves incidents qui ont émaillé la rencontre de football entre Al Masri (Port Saïd) et Al Ahly (Caire)  est absolument ahurissant. Je voudrais avoir ici pour commencer, une pensée particulière pour les familles des victimes ainsi que pour les blessés. 

Les différents articles de presse font état de plus de 70 morts. Je regardais les images sur les télés en rue hier et ensuite dans un café au centre-ville et à ce moment-là, rien n’indiquait que l’issue serait à ce point tragique. Les images en boucle montraient un envahissement de terrain « classique » et il est vraiment difficile de dire ce qui s'est passé exactement.
On parle dans la presse d'un tunnel dans lequel se seraient engouffrés des centaines de supporters du Ahly Club, paniqués par l'arrivée sur eux des supporters de l’Al Masri. Ils se seraient trouvés dans une voie sans issue, les portes de sortie étaient fermées à clef. De nombreuses personnes ont perdu la vie écrasés et étouffés (mouvement de foule comme à  Sheffield ou lors du drame du Heysel). D'autres sources parlent de bagarres avec utilisation d’armes blanches. Des gens seraient aussi tombés du haut des gradins vers l'extérieur. Les explications sont jusque maintenant confuses et des enquêtes sont en cours sur les circonstances exactes de la tragédie. 

Il y a une longue histoire de hooliganisme en Egypte et cette tragédie n'est que la pointe de l'iceberg. Dans cette problématique, il y a aussi la tension particulière entre les ultras d’Al Masri et d’Al Ahly. L'année passée les Ultras Ahlawy on mit à sac la moitié de la ville de Port Saïd. L'année précédente il y avait déjà eu exactement la même invasion de terrain.

Ensuite, le rôle des forces de sécurité n'est pas vraiment clair. La police a laissé passer les hooligans, rappelant les incidents de début février 2011 lorsque des "milices populaires spontanées" s'attaquaient aux manifestants sous l'œil bienveillant de la police et de l'armée. La police, et a fortiori la police militaire, n'a aucune idée ni formation sur la gestion des débordements. La seule approche est le coup de matraque et le tir à balles réelles, ce qui leur est expressément demandé de ne plus faire depuis les graves incidents (45 morts) dans le quartier des ministères en décembre.

Pour l’instant, tout ce que l’on peut conclure des informations disponibles est que les gens qui ont chargé sont des fans d’Al Masri, les morts sont essentiellement des fans de l’Ahly et les forces de sécurité n'ont pas fait leur job.

Match de Zamalek au Caire en septembre 2011 montrant une importante présence policière.
Rapports avec la révolution

D’aucuns n’ont cependant pas manqué de replacer légitimement ce drame dans le cadre de la révolution égyptienne démarrée le 25 janvier 2011. 
La révolution égyptienne a été initiée par 10% de la population tout au plus (8 à 9 millions de manifestants dans les rues du 28 janvier au 11 février 2011). Le reste est une masse qui suit plus ou moins les évènements et la plupart des fans de foot, comme dans le monde entier, font partie de cette masse inerte. Que certains d'entre eux (Ultras White Knights de Zamalek et Ultras Ahlawy du Ahly) aient été de toutes les manifs depuis janvier 2011, et donc s'exprimant selon des codes qu'ils connaissent (tifos, chants et parfois affrontements violents avec la police), ne veut pas dire que tout le mouvement ultra est derrière la révolution. Comme le reste de la population, on a probablement une proportion 10-90%. Peut-être un peu plus, vu que les manifestants les plus motivés sont jeunes, tout comme le sont les membres des groupes ultras en général. Mais comme me l’a dit un ami proche des ultras Ahlawy, le foot c'est le foot, la révolution, c'est la révolution, ne mélangeons pas tout. 

On ne peut cependant masquer qu’il y a un très long contentieux entre les ultras en général et la police de Moubarak et c'est clair que la révolution a été un moyen de "régler des comptes". Par exemple le 28 janvier, quand la police a été renvoyée chez elle (on n'a plus vu un agent pendant deux semaines en rue), il y a eu une présence active et massive d'ultras (1).

La semaine dernière, l'Etat d'urgence, en vigueur depuis 1981, qui permet d'arrêter n'importe qui sans motif, de le tenir indéfiniment en détention préventive et de le traduire devant un tribunal militaire qui le jugera de manière expéditive et sans appel, a été partiellement levé par la junte militaire. Cette mesure ne concerne pas le concept globalisant de "actes de vandalisme" qui peut inclure le fait de participer à une manifestation ou tagger un mur.

On peut voir dans les événements de hier une conspiration pour persuader la masse inerte dont je parle plus haut, que l’Etat d’urgence est une nécessité absolue, confortant le pouvoir exceptionnel du Conseil Militaire et du prochain président. Sans aller jusque là, la tentation sera grande d’utiliser cette tragédie pour renforcer l’appareil répressif. Ce sont rarement les autorités qui paient la note lorsque des drames pareils se produisent, ils en sortent au contraire renforcés aprés le limogeage de quelques responsables pour la forme (2). On verra dans les prochaines semaines et mois si l'Egypte fera exception à ce principe.

(1) mais aussi d'islamistes, de gauchistes, nationalistes etc.. Il s’agissait probablement du seul moment dans la révolution égyptienne où toute la population prête à descendre dans la rue était unie dans un même but. 
(2) Malgré l'incompétence prouvée de la gendarmerie belge le jour du drame du Heysel, le 29 mai 1985, et une tragédie impliquant un club anglais et un club italien, c'est au final le supporter de football en Belgique qui a subi l'une des lois les plus répressives en Europe dès les années qui ont suivi. De nombreuses lois liberticides propres au football ont été ensuite appliquées aux manifestations, et par la suite, lutte contre le terrorisme des années 2000 aidant, à la population en général.

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